Ruth est en fuite. Elle a fui la maison et maintenant, elle fuit la ville en fonçant droit sur la lune qui l'attend au bout de la route. Elle ignore encore qu'elle la mènera à une autre âme esseulée.
''Pendant ce temps-là moi, avec ma carrure d’homme, bègue et puceau, je me roulais dans mes lapins. J’en avais des milliers qui, dès que j’ouvrais la porte de l’enclos, se ruaient sur moi pour m’aimer. Englouti par un raz de marée d’amour, que j’étais. D’amour simple, joyeux, animal. Toutes ces petites boules d’angora qui n’en finis- saient plus de me chatouiller, une vraie caresse la vie, alors. Si j’avais pu, des lapins, j’en aurais eu des millions et des milliards pour inonder toute la ferme. Mieux, pour noyer la planète tout entière''
Marie
"Ruth, c’était mon nom de pute. Idéal pour une pute. Surtout pour une pute pas très douée."
Quand Ruth a émergé de mon inconscient j’ai vécu un moment magique. Elle a débarqué avec son histoire toute entière, incluant la lune, son éternel refuge, les lapins de Toutseul , sa cousine qui conversait avec Dieu… Bref, je savais pratiquement tout de son aventure sauf ce qu’elle avait à me dire. Je l’ai écoutée. Voici ses premiers mots.
Ruth, c’était mon nom de pute. Idéal pour une pute. Surtout pour une pute pas très douée.
D’abord, le rut ne m’intéressait pas. Ensuite, je tombais toujours dans la Lune. Chaque fois, c’était la même chose. Sitôt que le client m’avait visée, je disparaissais. Mentalement, je veux dire. J’allais rejoindre la face cachée de la Lune.
Pendant qu’ici-bas on me prenait, là-haut, dans ma solitude lunaire, je m’abandonnais à l’inexistence. Quand je retombais sur Terre, le client avait disparu. Souvent avec ma paye. Pour m’être surpassée en nullité, sans doute. Du moins, c’est ce que j’en déduisais.
En fait, je ne me souvenais de rien. Ou presque, quelques vagues manœuvres... grognements... Je ne savais jamais si j’avais satisfait le « monsieur » du monsieur. Quand un client s’achète une pute qui se nomme Ruth, il est en droit de s’at- tendre à mieux. Avec moi, il se butait à une poupée de chiffon. Souvent je l’entendais de là-haut se remballer en pestant, convaincu d’avoir été victime d’une imposture. Qu’il reparte avec la caisse, je le comprenais.
Non, j’étais juste une pute idiote, incapable de faire honneur à ma profession et encore moins à mon nom. Si je l’avais emprunté encore ce nom, on aurait pu comprendre. Mais il figurait sur mon baptistère : Marie-Ruth-Camille Lambert : Marie, pour faire plaisir au curé ; Ruth, pour faire plaisir à ma marraine ; Camille, pour faire bien. Sauf que je n’étais à la hauteur d’aucun de mes pré- noms. Je n’étais ni une sainte, ni une filleule empressée, pas plus que la digne fille de ses bons parents. J’étais... j’étais... allez savoir !
Donc, puisque je ne pouvais prétendre à rien, pas même à moi-même, et que j’avais fait du latin, nihil, je m’appelais.
D’autres nouvelles de Ruth suivront bientôt.
Au plaisir de vous retrouver.